Voyageurs du soir qui suivez la rumeur
Des vagues et l’étoile bleue des baies,
Gardez-vous de trop songer à vos songes
Et d’héberger pour longtemps les chagrins
Qui saccagèrent votre vie passée.
Il est au bout de la nuit une terre tout ensemble
Proche et lointaine que le jour naissant
Exalte d’hirondelles et de senteurs de goyave.
Un pays à portée de cœur et de sourire
Où le désir de vivre et le bonheur d’aimer
Brûlent du même vert ardent que les filaos.
Craignez de le traverser à votre insu :
Les saisons sur vos talons brouillent le paysage ; Mais chaque pas est la chance d’un rêve.
Fatho Amoy, « Avis », Chaque aurore est une chance, Éditions CEDA, 1980.
Mais quand le soleil baisse, une joie confuse, une joie de tout mon corps m’envahit. Je m’éveille, je m’anime. À mesure que l’ombre grandit, je me sens tout autre, plus jeune, plus fort, plus alerte, plus heureux. Je la regarde s’épaissir, la grande ombre douce tombée du ciel : elle noie la ville, comme une onde insaisissable et impénétrable, elle cache, efface, détruit les couleurs, les formes, étreint les maisons, les êtres, les monuments de son imperceptible toucher.
Alors j’ai envie de crier de plaisir comme les chouettes, de courir sur les toits comme les chats ; et un impétueux, un invincible désir d’aimer s’allume dans mes veines.
Yves Bonnefoy
1923-2016
Poésie et photographie, Éditions Galilée, 2014.
Être dans la nature ainsi qu’un arbre humain,
Étendre ses désirs comme un profond feuillage,
Et sentir, par la nuit paisible et par l’orage,
La sève universelle affluer dans ses mains !
Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face,
Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,
Et goûter chaudement la joie et la douleur
Qui font une buée humaine dans l’espace !
Anna de Noailles
1876 - 1933
« La vie profonde », Le Cœur innombrable, 1901
"Quelle profonde inquiétude, quel désir d’autre chose,
Autre chose qu’un pays, qu’un moment, qu’une vie,
Quel désir, peut-être d’autres états d’âme…"
S’exclamait Fernando Pessoa sous le masque d’Álvaro de Campos. En portugais aussi, le désir nous relie aux étoiles. Tout droit tombé des astres et des regrets latins : desiderare qui vient de sidus, sideris.
Comme un ciel étincelant d’absences. Une aimantation vitale. Un souhait ancestral, jamais élucidé, jamais rassasié, jamais exaucé.
Alors oui, après L’Ardeur, La Beauté et Le Courage, voici venu le Printemps du Désir.
Des longs désirs de Louise Labé aux désirs obstinés d’Olivier de Magny. Du désir de gloire des chansons de geste jusqu’au rude chemin des plus hauts désirs de René Daumal. De l’anéantissement, qui mène au rien du nirvana, jusqu’au désir sans fin d’Éros.
Depuis le grand désir du plaisir admirable de Pernette du Guillet jusqu’au fragile et subreptice désir de vivre d’Alejandra Pizarnik, en passant par l’amour réalisé du désir demeuré désir qu’est le poème pour René Char. De Philippe Desportes, qui entendait Avoir pour tout guide un désir téméraire, jusqu’au plus sentimental spleen d’Alain Souchon, qui nous a mis en tête refrains et souvenirs : Mon premier c’est Désir…
Du Cantique des cantiques aux désirs éperdus de ce troisième millénaire menacé, tout reste à fleur de mots.
« Tous les mots que j’avais à dire se sont changés en étoiles »
« On sait très bien que l’on se damne
Mais l’espoir d’aimer en chemin
Nous fait penser main dans la main
A ce qu’a prédit la tzigane »
Apollinaire place résolument ses poèmes édités en 1913 sous le signe du renouveau, de la liberté, de la modernité. Inspiré par les femmes qui ont pu compter dans sa vie comme Annie Playden, une jeune anglaise rencontrée en 1901 ou Marie Laurencin avec qui il entretient une liaison à partir de 1907, son lyrisme est teinté de mélancolie et de souffrance, et finalement transfiguré dans son écriture. La poésie lui permet d'échapper à la douleur, la vie et l'univers sont vendangés par le poète pour devenir un vin qui le grise et en fait le maitre du monde. Tel un Dieu, le poète réinvente l'univers...
« Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers
Sur le quai d’où je voyais l’onde couler et dormir les bélandres »
« Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir »
L’écriture d’Apollinaire mêle les motifs, le subjectif et l’objectif, le lyrique et le prosaïque : il loue la beauté du monde moderne dans une volonté de chanter la poésie du quotidien mais montre aussi les contradictions de la ville entre émerveillement et désarroi. Il peuple ses poèmes d'un monde fantasmagorique avec au centre des exilés qu'ils soient émigrants, prostituées, bohémiens, ces laissés pour compte de la vie moderne hantent ses poèmes.
Ce magnifique recueil est à redécouvrir, lire et relire, encore et encore, tant son chant envoutant est hypnotique !
Autour du thème de la beauté, thème du printemps des poètes 2019, 62 poètes contemporains se côtoient dans cette anthologie. ne reste plus qu'à se laisser conquérir par cette beauté contemporaine...
Les auteurs : Marc Alyn, Michel Baglin, Marie-Claire Bancquart, Linda Maria Baros, Claude Beausoleil, Claude Ber, Zéno Bianu, Daniel Biga, Alexandre Bonnet-Terrile, Alain Borer, Nicole Brossard, Michel Bulteau, Laure Cambau, Gérard Cartier, Bernard Chambaz, Jean-Pierre Chambon, William Cliff, François de Cornière, Cécile Coulon, CharlElie Couture, Seyhmus Dagtekin, Francis Dannemark, Jacques Darras, Julie Delaloye, Philippe Delaveau, Patrice Delbourg, Ariane Dreyfus, Antoine Emaz, Dominique Fabre, Daniel Fano, Alexis Gloaguen, Guy Goffette, Hubert Haddad, Alejandro Jodorowsky, Charles Juliet, Abdellatif Laâbi, Werner Lambersy, Yves Leclair, Yvon Le Men, Jérôme Leroy, Jean-Paul Michel, Bernard Noël, Jean Portante, Serge Pey, Éric Poindron, Bernard Pozier, Jacques Roubaud, Valérie Rouzeau, James Sacré, Nohad Salameh, Dominique Sampiero, Eric Sarner, Eugène Savitzkaya, Jean-Pierre Siméon, Jean-Luc Steinmetz, Lucien Suel, Jacques Vandenschrick, André Velter, Franck Venaille, Laurence Vielle, Thomas Vinau.
"Enfonce-toi dans l'inconnu qui creuse. oblige-toi à tournoyer."
René Char a écrit ces Feuillets d'Hypnos entre 1943 et 1944 – lorsque le poète était engagé dans la Résistance sous le nom de Capitaine Alexandre. Ils ne furent publiés qu’à la fin de la guerre, en 1946, car René Char souhaitait que l'action prime en ces périodes tourmentées. Les poèmesprennent la forme de courtes notes, de maximes, anecdotes, souvenirs éparpillés et consignés, récits de guerre (arrestations, tortures, représailles, exécutions sommaires...), conseils d'un commandant à ses troupes, notes saisies au fil de l'action. 237 fragments au total, dans lesquels le vif du combat transparait. Ces pages fulgurantes esquissent aussi le portrait des hommes compagnons de résistance, et rend hommage à ceux tombés morts. Une partie des feuillets a été brûlée à la fin de la guerre et le poète les a repris un peu plus tard, abrégeant ou développant selon le cas.
"Nous n'appartenons à personne sinon au point d'or de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous qu tient éveillés le courage et le silence."
Témoignage du quotidien, ces fragments se concentrent sur la volonté et nécessité de combattre et de témoigner pour laisser une trace et rassembler les hommes.
"Nous sommes pareils à ces crapauds qui dans l'austère nuit des marais s'appellent et ne se voient pas, ployant à leur cri d'amour toute la fatalité de l'univers."
Nécessité aussi de l'écriture, pour échapper au pire, pour respirer entre les mots :
"Dans nos ténèbres, il n'y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté."
"J’ai vu une enfance violentée rêver devant un amandier en fleurs.
J’ai vu un homme emprisonné retrouver souffle à la lecture d’un poème.
J’ai vu le ciel déverser des tonnes d’azur sur nos morts.
J’ai vu la neige brûler moins que les larmes.
J’ai vu le soleil consoler un coquelicot, et réciproquement.
J’ai vu un arc-en-ciel en cavale sous l’orage.
J’ai vu un ange noir chanter sous les étoiles.
Et je n’ai trouvé qu’un mot pour dire cela qui transcende le chaos, l’éphémère et la joie mêlés de nos vies : LA BEAUTÉ.
J’entends Aragon, immortalisé par Ferré : Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses. J’entends Eluard : J’ai la beauté facile, et c’est heureux. J’entends Char bien sûr : Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. Mais aussi ces innombrables voix de poètes qui ne cessent d’extraire la beauté ensauvagée du monde.
Et comme pour donner raison à ce thème du Printemps des Poètes, Enki Bilal accepte d’en signer l’affiche tandis qu’un faon traverse la tempête à l’instant sous mes yeux."