"Enfonce-toi dans l'inconnu qui creuse. oblige-toi à tournoyer."
René Char a écrit ces Feuillets d'Hypnos entre 1943 et 1944 – lorsque le poète était engagé dans la Résistance sous le nom de Capitaine Alexandre. Ils ne furent publiés qu’à la fin de la guerre, en 1946, car René Char souhaitait que l'action prime en ces périodes tourmentées. Les poèmesprennent la forme de courtes notes, de maximes, anecdotes, souvenirs éparpillés et consignés, récits de guerre (arrestations, tortures, représailles, exécutions sommaires...), conseils d'un commandant à ses troupes, notes saisies au fil de l'action. 237 fragments au total, dans lesquels le vif du combat transparait. Ces pages fulgurantes esquissent aussi le portrait des hommes compagnons de résistance, et rend hommage à ceux tombés morts. Une partie des feuillets a été brûlée à la fin de la guerre et le poète les a repris un peu plus tard, abrégeant ou développant selon le cas.
"Nous n'appartenons à personne sinon au point d'or de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous qu tient éveillés le courage et le silence."
Témoignage du quotidien, ces fragments se concentrent sur la volonté et nécessité de combattre et de témoigner pour laisser une trace et rassembler les hommes.
"Nous sommes pareils à ces crapauds qui dans l'austère nuit des marais s'appellent et ne se voient pas, ployant à leur cri d'amour toute la fatalité de l'univers."
Nécessité aussi de l'écriture, pour échapper au pire, pour respirer entre les mots :
"Dans nos ténèbres, il n'y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté."
A Shinjuku, cette gargote propose aux noctambules de les accueillir, et, si le patron a les ingrédients, de cuisiner ce qui leur fait plaisir. Ouvert de minuit à sept heures du matin, ce petit restaurant est très fréquenté, strip-teaseuse, acteur ou actrice, yakuza, boxeur, les rencontres se succèdent et les affinités culinaires se créent autour du patron toujours prêt à les accueillir et à les écouter. Certains soirs, des joutes oratoires voient le jour autour de la question de savoir s'il faut manger le poisson avec de la sauce soja ou de la sauce sucrée, d'autres soirs, les habitués se racontent des histoires de fantômes, la jeune Mayumi vient soigner son surpoids, et même le jour de Noël tous se retrouvent là-bas et mangent du crabe ensemble... Ce n'est rien d'autre finalement que la vie qui passe, avec ces couples qui se font et se défont, tout comme les carrières aussi ne reste que le plaisir du partage autour d'un bon repas. Nos papilles gustatives salivent en effet à l'évocation de saucisses en forme de poulpe, de curry qui a reposé toute une nuit, de concombres marinés dans du son de riz, de beignet aux oignons, plats typiques du Japon mais peu connus ici.
Les dessins fins et épurés de Yarô Abe, qui cite parmi ses références Yoshiharu Tsuge, s'harmonisent parfaitement aux portraits touchants de ces noctambules qui viennent là briser leur solitude.
"Tout le monde vient se remplir la panse,
Tout le monde vient se remplir le coeur,
Tout le monde repart avec le sourire de ce petit restaurant réconfortant situé dans un recoin de la ville."
En 1935, le grand Carlos Gardel, icône du tango au sommet de sa gloire, séjourne le temps de quelques concerts à San Juan de Porto Rico. C'est là que la jeune Micaela le rencontre, alors qu'elle aide sa grand-mère guérisseuse : les deux femmes sont appelées auprès du chanteur pour le soulager d'un mal qui le ronge. Cette rencontre éloigne pour un temps la jeune fille de sa passion pour la botanique et de ses études pour entrer à L'Ecole de médecine tropicale. La découverte de son désir, du plaisir érotique l'attache aux pas du grand artiste.
Quelques mois plus tard, le grand Gardel périt dans un accident d'avion, suivi de près par la grand-mère de Micaela. La jeune femme, forte de son expérience, suit son destin et tentant de tenir la promesse faite à sa grand-mère, cherche à échapper à son milieu en se consacrant à ses études de médecine. Elle entremêle savamment la culture de guérisseuse de sa grand-mère aux enseignements reçus.
"Et j'ai pensé au savoir de ma grand-mère. A la façon dont le mangé coolie arrête saignements, herbe aux vers chasse les parasites du corps, dont l'aneth tire le lait des poitrines les plus arides ; dont la feuille de dartrier assèche les tumeurs. En revanche, à l'école, tout n'était que vinblastine, vincristine, tannine, alcaloïdes et produits chimiques finalement également tirés des plantes ; mais d'une autre manière."
Dans ce beau roman, toute la tristesse du tango transparaît à travers l'histoire de cette jeune fille. Oscillant entre tradition et modernité, la jeune Micaela devra faire des choix, notamment durant ses recherches autour d'Enovid, la pilule contraceptive dont le berceau fut Porto Rico. Hantée par l'élan fulgurant vécu auprès de Gardel, son destin est porté par la même passion dévorante, nécessitant des sacrifices et teintant sa vie de mélancolie.
Dans l'ombre de Gardel, Mayra SANTOS-FEBRES nous chante une romance intense teintée de tristesse, à l'image de la chanson "Volver" du grand Carlos :
"Volver...
Con la frente marchita
La nieve del tiempo
Platearon mi sien.
Sentir...
Que es un soplo la vida
Que veinte años no es nada
Que febril la mirada
Errante entre la sombra
Te busca y te nombra.
Vivir...
Con el alma aferrada
A un dulce recuerdo
que lloro otra vez. "
"Revenir,
Avec le front marqué
La neige du temps
Plaquée sur mes tempes.
Sentir..
que la vie n'est qu'un souffle,
Que vingt ans ne sont rien,
Que mon regard fébrile,
Errant dans l'ombre,
Te cherche et dit ton nom.
Vivre..
Avec l'âme enchaînée
A un doux souvenir,
Que je pleure à nouveau.
J'ai peur de la rencontre
Avec ce passé qui revient
Défier ma vie. "
"J’ai vu une enfance violentée rêver devant un amandier en fleurs.
J’ai vu un homme emprisonné retrouver souffle à la lecture d’un poème.
J’ai vu le ciel déverser des tonnes d’azur sur nos morts.
J’ai vu la neige brûler moins que les larmes.
J’ai vu le soleil consoler un coquelicot, et réciproquement.
J’ai vu un arc-en-ciel en cavale sous l’orage.
J’ai vu un ange noir chanter sous les étoiles.
Et je n’ai trouvé qu’un mot pour dire cela qui transcende le chaos, l’éphémère et la joie mêlés de nos vies : LA BEAUTÉ.
J’entends Aragon, immortalisé par Ferré : Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses. J’entends Eluard : J’ai la beauté facile, et c’est heureux. J’entends Char bien sûr : Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. Mais aussi ces innombrables voix de poètes qui ne cessent d’extraire la beauté ensauvagée du monde.
Et comme pour donner raison à ce thème du Printemps des Poètes, Enki Bilal accepte d’en signer l’affiche tandis qu’un faon traverse la tempête à l’instant sous mes yeux."
"J'écris comme je pense sur ma ligne de production
divaguant dans mes pensées seul déterminé
J'écris comme je travaille
A la chaîne
A la ligne"
"L'usine comme une déflagration physique, mentale", tels sont les sentiments de Joseph Ponthus quand il découvre les lignes de production. Porté par l'amour, il quitte son métier d'éducateur spécialisé en région parisienne pour gagner la Bretagne et se heurte alors à l'absence de travail dans son domaine. De guerre lasse, il finit par se tourner vers les agences d'intérim et devient ouvrier dans des usines de poissons ou des abattoirs.
Commencent alors les jours sans fin, sans lendemain, rendus fragiles par la précarité du statut. Ces jours que l'on prend parce qu'on ignore de quoi demain sera fait. A cela s'ajoute la difficulté du travail, les gestes répétitifs, les odeurs prégnantes, la douleur physique et morale. Seul l'esprit peut s'échapper, en comptant les heures, en espérant les pauses, en attendant avec impatience la fin de la journée. Puis, enfin, le repos, la maison, la femme aimée, le chien Tok-Tok, un univers familier, rassurant, confortable. Mais Joseph ne veut pas oublier, il souhaite garder une trace, et s'astreint à écrire en rentrant, malgré la fatigue qui tombe brusquement sur les épaules.
Pour cet homme issu d'un milieu plutôt intellectuel, la ligne de production se révèle un calvaire qu'il transfigure dans ses mots, peut-être pour donner un sens à l'horreur d'un quotidien pesant. La ligne de production, puis la ligne pour se souvenir, pour respirer. Pendant ses heures de labeur, outre ses compagnons de ligne qui l'épaulent, l'accompagnent également Cendrars, Céline, Aragon, Apollinaire. Paradoxalement le seul moyen de se rattacher au réel est la littérature. En s'identifiant à Dantès dans son château d'If, l'ouvrier tente de supporter sa prison qu'est l'usine. Il utilise sa culture et ses lectures pour tenir, se fabriquer un monde, en lui, pour oublier le quotidien annihilant; l'art fonde finalement son identité et l'empêche de devenir fou. "Qu'incessamment en toute humilité, Ma langue honore et mon esprit contemple" disait son ancêtre à qui il rend indirectement hommage aujourd'hui par ce magnifique témoignage percutant comme une balle en plein cœur.
En rassemblant ces bouts d'insignifiance qui donnent du sens aux heures, Joseph Ponthus nous rappelle s'il en est besoin du pouvoir magique de la littérature comme un chant intérieur qui "enchante" les jours.
Grâce à Schengen les frontières s'ouvrent aux lituaniens le 21 décembre 2007. Les plus jeunes décident alors de tenter leur chance ailleurs, loin de ce qu'ils ne connaissent que trop. Ainsi, Ingrida et Klaudijus partent pour Londres et s'exilent au fond du Surrey pour devenir gardiens d'un manoir déserté, quand Barbora et Andrius choisissent Paris. Andrius deviendra clown d'hôpital, pendant que Barbora est baby-sitter et gardienne de chiens. Enfin, le dernier couple, Renata et Vitas, reste en Lituanie : Renata souhaitant veiller sur son grand-père âgé et peu attirée par les feux de l'étranger, qui lui ont pris ses parents. Vitas décide alors de créer sa propre entreprise.
Si les lumières de l'ailleurs ont éclairé leurs cœurs et esprits, la réalité se charge de les rappeler à l'ordre : ici comme ailleurs, la vie n'est pas simple, et les vicissitudes de l'existence restent prégnantes. La précarité guette ceux qui ont fait le choix de partir sans rien, la nécessité de gagner son pain quotidien s'avérant plus difficile dans un pays dont on ne maîtrise ni les codes, ni la langue. La désillusion les guette...
Parallèlement à ces destins, le vieil homme Kukutis chemine vers la France, appelé par son cœur sui lui indique que certains de ses compatriotes souffrent et sont en danger. Arrivera-t-il à temps pour les sauver ?
Dans ce roman prenant malgré quelques longueurs (sur 650 pages c'est un peu inévitable), Andreï Kourkov narre la trajectoire de ces êtres pour qui l'Europe de l'ouest est un rêve doré qui ne tient pas toujours ses promesses...
"On devrait toujours répondre à l'invitation des cartes, croire à leur promesse, traverser le pays et se tenir quelques minutes au bout du territoire pour clore les mauvais chapitres." p. 100
Dans la nuit du 21 au 22 août 2014, Sylvain Tesson fait une chute qui aurait pu s'avérer mortelle. Il tombe du toit d'un chalet de montagne qu'il avait décidé d'escalader sur un coup de tête festif. S'ensuivent plusieurs mois de coma, une lutte contre la mort qui laissera indubitablement des séquelles. Durant sa convalescence, il forme le projet de traverser la France à pied, du Mercantour au Cotentin, en diagonale, traversée qu'il débute en août 2015 et qu'il achève début novembre.
Il décide d'emprunter les chemins noirs, ces minces traits sur la carte qui sont comme des chemins de traverse, des issues de secours, parce que "Vivre me semblait le synonyme de "s'échapper"" Les cartes IGN sont pour lui comme un sésame, "Les feuilles révélaient l'existence de contre-allées, inconnues, au coeur de la citadelle, de portes dérobées, d'escaliers de service où disparaître.", les chemins noirs ouvrant des portes pour l'imagination.
Porté par la marche, l'auteur se sépare peu à peu des scories du monde, sur les chemins noirs "Les nouvelles y étaient charmantes, presque indétectables, difficiles à moissonner : une effraie avait fait un nid dans la charpente d'un moulin, un faucon faisait feu sur le quartier général d'un rongeur, un orvet dansait entre les racines. Des choses comme cela. Elles avaient leur importance. Elles étaient négligées par le dispositif." Loin des écrans dont l'homme devient esclave, le monde revient en fanfare dans toute sa beauté lumineuse.
Passionné par les formules de repli, Sylvain Tesson tente ici une nouvelle forme de solitude, une solitude en marche. Pour lui, si ceux qui se jettent dans le monde sont louables, souvent ils finissent par manifester une satisfaction d'eux-mêmes assez détestable :
"Quitte à considérer la vie comme un escalier, je préférais les gardiens de phare qui raclaient les marches à pas lents pour regagner leurs tourelles aux danseuses de revue qui les descendaient dans des explosions de plumes afin de moissonner les acclamations." p. 81
Sa solitude n'est jamais totale toutefois, il se fait accompagner quelques jours par des amis, Thomas Goisque ou encore Cédric Gras. Il convoque aussi des écrivains en son esprit, parce que "Les phrases sont des prescriptions pour les temps difficiles." Il s'allonge pour observer les nuages, profite de chaque seconde, et peu à peu son corps meurtri par la chute se reconstruit.
"Assis sur l'herbe dans la volute d'un cigarillo, je disposais au moins du pouvoir d'oublier les écrans et de m'hypnotiser plutôt du vol des vautours par-dessus les ancolies." p. 26
Sa conclusion résonnera longtemps en nos esprits, comme une invitation à sortir des sentiers battus :
"Une seule chose était acquise, on pouvait encore partir droit devant soi et battre la nature. Il y avait encore des vallons où s'engouffrer le jour sans personne pour indiquer la direction à prendre, et on pouvait couronner ces heures de plein vent par des nuits dans des replis grandioses.
Il fallait les chercher, il existait des interstices.
Mat, Lili et Benji sont trois enfants venant d'une autre planète, abandonnés par leurs parents sur Terre. Livrés à eux-mêmes, ils essaient de s'insérer dans une vie "normale", en mettant de côté pour l'instant les super-pouvoirs dont ils sont dotés. Mais peu à peu, l'envie d'utiliser ces pouvoirs pour sauver des vies les tiraille, même s'ils risquent ainsi d'être repéré. Mat est réticent, d'autant plus qu'il s'intègre de mieux en mieux à la vie dans le collège, et qu'il s'attache à la jeune Jeanne.
J'avais été tellement enthousiaste à la lecture de Sixtine, ou Anuki que j'attendais beaucoup de ces albums. Si j'ai été ferrée par le mystère lié à la disparition des parents, je n'ai pas retrouvé néanmoins le plaisir et l'humour de Sixtine. Les sujets sont traités de façon bien plus sérieuse, qu'il s'agisse de l'intégration difficile à l'école, de l'absence des parents, de l'amitié, une angoisse diffuse plane sans cesse sur les enfants, finissant par ternir le côté agréable de la lecture.
La jeune Cécile de Volanges sort du couvent pour être mariée à Gercourt, choix de sa mère. Mais c'est sans compter sur Mme de Merteuil, parente de Mme de Volanges qui, pour se venger de Gercourt, décide de pervertir la jeune femme. Elle demande l'aide de son ami et ancien amant, le Vicomte de Valmont qui, dans un premier temps refuse, trop occupé à séduire la Présidente de Tourvel, une jeune femme dévote et vertueuse.
Dans ce roman libertin, Valmont et Merteuil font office de maîtres, se plaisant à relever des défis visant à pervertir des jeunes femmes inocentes. Valmont s'amuse à tester son pouvoir de séduction, et la marquise cherche à prouver que "les règles ont changé" et que les femmes aussi peuvent dominer. Les deux libertins se livrent une lutte de pouvoir acerbe, dont personne ne sortira indemne.
Le genre épistolaire, très en vogue à l'époque multiplie les points de vue, offrant un kaléidoscope psychologiquement épais autour des personnages. Ces derniers manient l'art de la langue avec brio, offrant au lecteur une leçon de style et de séduction non négligeable !