"L'existence n'était rien d'autre que ça, une succession de vérités et de mensonges qui pouvaient faire basculer votre vie sur un mot, un cri, un silence."
Marie-Pierre Ladouceur vit sur l'île de Diego Garcia, dans l'archipel des Chagos, dans l'océan indien. Elle élève seule sa fille, et se réjouit du futur mariage de sa soeur. Sa vie connait un tournant quand elle rencontre et est conquise par Gabriel, un jeune Mauricien venu de la ville pour travailler aux côtés de l'administrateur de l'île, dépendance de Maurice.
En 1967 l'île accède à l'indépendance, mais l'archipel des Chagos est vendu aux Britanniques, qui décident d'évacuer les habitants vers Maurice pour établir en lieu et place de leur habitat une base militaire. Les îlois sont alors contraints de quitter l'île, alors qu'ils n'ont jamais connu d'autre vie, pour se rendre à Maurice, loin de leurs racines. Marie-Pierre fait partie de ces personnes démunies que l'on chasse honteusement, sans aucune possibilité de se défendre, la plupart des chagossiens étant analphabètes, donc vulnérables "et c'étaient les puissants eux-mêmes qui les avaient empêchés d'accéder au savoir." Elle est d'autant plus choquée que Gabriel a eu un rôle à jouer dans ces décisions...
L'autrice connaissait cette histoire par sa mère mauricienne, et a souhaité transmettre ce combat, après s'être documentée longuement sur le sujet. Elle a choisi d'incarner des personnages fictifs pour offrir un souffle romanesque puissant à son roman, ce souffle qui secoue le lecteur et l'emporte aux côtés des chagossiens.
Aujourd'hui, le drame est toujours en jugement devant la Cour Internationale de Justice de La Haye, porté par ce terrible constat : "Si les Chagossiens avaient été blancs, jamais ils n'auraient été chassés de cette façon."
Un des meilleurs romans que j'ai pu lire cette année !
Huit femmes prennent tour à tour la parole pour raconter leur histoire. Elles vivent au Tadjikistan et témoignent de leur quotidien souvent violent, de la perte des repères traditionnels malmenés par la modernité, et des relations complexes avec leurs congénères masculins.
Elles apprennent aussi à croire en elles-mêmes, quoi qu'il arrive, à ne pas baisser les bras et à ne pas perdre de vue l'espérance. Elles tentent de prendre en mains leur destin pour éviter aussi que les hommes ne se laissent conquérir par des jeunes filles à peine sorties de l'adolescence :
« Creusez-vous un peu la tête, un peu de fantaisie que diable, rajustez-vous. Et n’ayez peur de rien. Croyez en vous. Vous conquerrez le monde. Et alors on verra qui aura la peau de qui… »
Mises en avant, elles subissent la violence des hommes mais elles sont aussi capables de sagesse :
"Le secret, c'est en toi qu'il est.
Dans la conscience que tu as de ce que tu es, même si ce n'est pas grand-chose, mais ça, eh bien c'est unique.
Dans le fait de comprendre que la vie, elle n'a qu'une marche en avant, qu'on ne peut pas revenir en arrière pour corriger ce qui s'est passé, qu'on ne peut pas dire un jour : "Excusez-moi, je n'avais pas compris, est-ce qu'on ne pourrait pas tout recommencer ?"
Le secret, il est là : quoi qu'il t'arrive, même si le destin s'est joué de toi, et quoi qu'en pensent les gens - crois en toi, et tout ira bien ! "
Ce que j'ai moins aimé :
Pas assez percutant à mon goût, d'ailleurs les portraits pourraient aussi être ceux d'une femme d'un autre pays.
Vasco et Djib sont deux amis très liés qui vivent en banlieue parisienne. Alors qu'une énième bagarre a eu lieu devant le lycée et que la victime porte plainte contre eux, leurs parents décident de les éloigner pour l'été de leur environnement habituel. Les deux ados iront dans la Nièvre, chez un ami du père de Vasco qui est famille d'accueil pour la DDASS. Non seulement les deux copains découvrent un monde totalement différent du leur, mais celui qu'ils surnomment "tonton" les aide aussi intelligemment à gérer leurs émotions incandescentes.
L'auteur sait non seulement décrire sa région, la campagne, les escapades au bord de l'étang avec les bandes d'amis, mais il décrit aussi avec sensibilité cet âge particulier qui peut être explosif. Le portrait des jeunes placés dans cette famille d'accueil est touchant, qu'il s'agisse de Dylan, écorché vif, de Chloé, passionnée par le théâtre, de Jessica, trop provocatrice, ou des plus petits qui s'épanouissent dans cette famille qui, pourtant, n'est sans doute que provisoire.
Une belle humanité se dégage de ces pages ensoleillées !
Harvey est en suspens : la veille de son procés, il reste confiant, il est persuadé qu'il sera disculpé de tout ce dont on l'accuse. De nouveaux projets l'attendent, il voit comme un signe de loger actuellement dans la maison voisine de celle de DonLillo, et décide qu'il va adapter son chez d'oeuvre Bruit de fond au cinéma. Il est enthousiasmé par son projet.
Cette plongée dans la tête du prédateur sexuel Harvey Weinstein est assez glaçante, tant Emma Cline le dépeint comme un homme coupé de la réalité, entouré d'une bulle protectrice que son esprit narcissique s'est fabriqué. Il ne lit que les commentaires encourageants sur lui, n'entend des autres que ce qui l'arrange.
Ce que j'ai moins aimé :
Je n'ai pas retrouvé en ces pages la puissance de The girls , était-ce dû au fait qu'il s'agisse d'un récit court (112 pages), une novella qui ne permet pas de totalement s'immerger dans cet univers ? Est-ce dû au caractère repoussant de cet homme ? Je reconnais la maitrise de l'écriture et l'acuité psychologique de l'autrice, mais je n'ai pas été conquise.
Marketa et Clovis attendent leur premier enfant avec joie. Mais l'accouchement n'est pas le moment harmonieux rêvé par la jeune maman, et Marketa peine à trouver ses marques face à ce bébé si fragile. Le célèbre instinct maternel tarde à se manifester, et la jeune femme observe désemparée Clovis accomplir les bons gestes qu'elle rêve de faire elle-même. Elle aimerait tant qu'une remplaçante plus compétente et sûre d'elle prenne sa place et ses responsabilités...
Patiemment, Marketa apprend peu à peu à devenir mère et à aimer sa petite Zoé...
Cette Bd s'intéresse enfin au post-partum sans l'idéaliser, avec sensibilité : non, l'accouchement n'est pas toujours le plus beau jour de la vie d'une femme, non, l'allaitement ne va pas de soi, oui, il n'est guère évident de savoir répondre spontanément aux besoins de son enfant, et oui, il est difficile de ré-apprivoiser son corps et sa sexualité. Marketa a néanmoins la chance d'être accompagnée d'un homme attentionné qui bénéficie d'une expérience puisqu'il a déjà des enfants. Ce n'est malheureusement pas toujours le cas, ce qui peut accentuer cette dépression post partum latente... "Chaque année en France plus de 85000 femmes traversent une difficulté maternelle majeure, qui nécessite un suivi psychologique - de quelques semaines à plusieurs mois. Une femme sur dix est concernée. C'est donc une question de santé publique."
Dans son parcours compliqué, Marketa rencontre du personnel soignant quelquefois rébarbatif, expéditif, mais aussi des personnes bienveillantes, prêtes à la rassurer et à répondre à ses angoisses. Son entourage la déculpabilise petit à petit et la valide en tant que mère pour qu'enfin elle se sente légitime.
Pour les autrices, il était important de s'abstraire un moment de l'idéal de la mère parfaite pour montrer une autre réalité : “Je trouvais important de montrer dans la BD que chacune a son propre rythme, chacune a un corps différent et c’est ok”. souligne Sophie Adriansen.
A Gryon dans les Alpes vaudoises nous sommes bien loin des clichés liés à la Suisse : ici il s'agit plutôt de concours de vaches que de comptes bancaires. Justement, l'une de ces vaches trouve la mort et les paysans s'enflamment, les vengeances résonnent. Puis des femmes de la région disparaissent mystérieusement. Les deux enquêtes s'entremêlent et Andréas Auer et son ami Mikaël vont tenter de démêler les fils entrelacés.
Pas de grandes surprises dans ce roman à l'enquête assez classique avec suspens et rebondissements savamment dosés. Un brin attendu, mais néanmoins efficace avec des chapitres courts qui accélèrent la lecture !
"Tuer ou être tué, manger ou être mangé, telle était la loi: et à ce commandement, venu du fond des Temps, il obéissait. "
Alors que Buck vit paisiblement en Californie, il se trouve enlevé à cet univers confortable pour être vendu comme chien de traineau dans le Grand Nord. La ruée vers l’or de 1897 et la découverte du gisement du Klondike attire dans le nord glacé des hommes venus du monde entier.
Buck rejoint un groupe de chiens menés par Perrault chargé de convoyer le courrier. Il découvre peu à peu que les lois qui régissent ce monde bien plus sauvage que ce qu'il a connu : la loi du plus fort règne et il devra apprendre à se faire entendre pour trouver sa place dans l'attelage.
Ce beau roman d'apprentissage nous plonge au cœur de la lutte entre l'homme civilisé et l'homme sauvage. Les passages lyriques de l'appel de la forêt résonnent dans nos âmes avides d'évasion :
"Chaque nuit, à neuf heures, à minuit, à trois heures du matin, ils faisaient entendre un chant nocturne, étrange et fantastique, auquel Buck était heureux de se joindre. Quand l'aurore boréale brillait froide et calme au firmament, que les étoiles scintillaient avec la gelée, et que la terre demeurait engourdie et glacée sous son linceul de neige, ce chant morne, lugubre et modulé sur le ton mineur, avait quelque chose de puissamment suggestif, évocateur d'images et de rumeurs antiques. Cétait la plainte immémoriale de la vie même, avec ses terreurs et ses mystères, son éternel labeur d'enfantement et sa perpétuelle angoisse de mort ; lamentation vieille comme le monde, gémissement de la terre à son berceau ; et Buck, en s'associant à cette plainte, en mêlant fraternellement sa vois aux sanglots de ces demi-fauves, Buck franchissait d'un bond le gouffre des siècles, revenait à ses aïeux, touchait à l'origine même des choses. "
"Il y a une extase qui nous porte au point le plus haut de la vie, au-delà duquel la vie ne peut s'élever. Le paradoxe est qu'elle se produit alors qu'on est - sans s'en rendre compte - pleinement vivant. Cette extase, cette inconscience d'exister appartiennent à l'artiste, saisi et projeté hors de lui-même dans une nappe de feu ; au soldat, pris de folie guerrière sur le champ de bataille, qui refuse de faire quartier. Elle appartenait aussi à Buck, en tête de la meute, poussant le cri du loup, tendu vers la proie vivante qui fuyait à toute allure devant lui au clair de lune."
"Il était sous l'emprise du pur déferlement de la vie, du raz-de-marée de l'existence, de la joie parfaite de chaque muscle, de chaque articulation, de chaque tendon particuliers - dans la mesure où c'était tout le contraire de la mort, toute l'ardeur et l'exubérance qui s'exprimaient dans le mouvement et volaient avec exultation entre les étoiles au-dessus de lui et la surface de matière inerte sous ses pas."
Pour ceux qui seraient moins sensibles à "l'appel de la forêt", les aventures de Buck s'enchainent à un rythme trépidant, plaçant sur sa route des personnages hauts en couleur, bienveillants ou malveillants. Le lecteur ne peut qu'être emporté à bord du traineau qui file dans le blizzard vers une fortune aléatoire.
J'ai été déçue par cette adaptation : trop américain à mon goût, les aspects intéressants du roman ont été gommés, lissés, pour ne pas dépasser et plaire au public le plus large possible. Des acteurs grand public (Omar Sy, Harrison Ford), pas de violence, quelques femmes en plus pour toucher tous les spectateurs, une histoire d'amour qui était absente de la version de Jack London.... Et c'est là où le bât blesse le plus à mes yeux, car cette histoire d'amour donne l'impression que Buck part non par pour répondre à l'appel sauvage de la forêt, mais pour répondre à l'appel humain de l'amour.
Je nuance mon avis car je sais qu'il plaît aux plus jeunes, ce qui reste tout de même une façon pertinente de les intéresser aux grands classiques.
Que voulez vous, les rouages américains restent malgré tout efficaces et savent toucher leur cible !
"Peut-être tout amour portait-il en soi quelque chose de ridicule"
Londres, début des années 60. Dulcie Mainwaring, trente ans, se rend à un colloque pour se changer les idées après la rupture de ses fiançailles avec Maurice. Elle rencontre là-bas Viola, mais aussi Aylwin Forbes, directeur d'une revue. A son retour à Londres; elle se lance alors dans une enquête pour en apprendre davantage sur ce séduisant professeur, tout en accueillant provisoirement Viola dans sa grande maison, une Viola qui se consacre corps et âme à l'indexage du nouvel ouvrage de Aylwin...
L'auteure passe au vitriol plusieurs milieux : qu'il s'agisse des des milieux universitaires aux tâches quelquefois absurdes mais nécessaires, des vicaires attirant leurs ouailles sur le chemin de la perdition, ou des vieilles filles traînant leur ennui d'occupations inutiles en commérages abusifs,
"J’adore faire des découvertes sur les gens, reprit Dulcie. Je suppose que c’est une espèce de compensation pour pallier la monotonie de la vie quotidienne. "
Elles trouvent du réconfort dans des tasses d'ovomaltine car "les soucis de l'existence s'apaisent souvent au moyen de boissons bien chaudes à base de lait." Le gin semble aussi avoir le même effet par ailleurs ...
De descriptions caustiques en conversations cocasses, cette lecture so british permet de passer un bon moment.
A cela deux remarques s'imposent : se pourrait-il que la couverture et l'allure du livre ait influencé inconsciemment ma lecture ? Pour rappel voici la couverture de l'édition précédente :
Parfaitement désuet, et je ne vous parle pas de l'allure de mon exemplaire jauni qui avait déjà bien vécu !
De plus, c'est assez désarçonnant de se dire que le plaisir de lecture tient aussi aux circonstances, au moment où on lit le livre, à l'âge peut-être aussi.
Quoi qu'il en soit, soulignons que la mission des éditions Vintage de Belfond semble fonctionner : redonner vie "à des livres introuvables, qu’il s’agisse de classiques tombés dans l’oubli, de textes injustement méconnus ou de curiosités littéraires." Ces ingratitudes de l'amour ont réellement repris vie avec cette édition pour moi, donc le pari est réussi !!
Le aye aye est un lémurien minuscule qui vit en toutes petites colonies à Madagasar. Au début des années 90 Gerald Durrell monte une expédition à Madagascar pour capturer quelques aye-aye et les ramener dans son zoo à Jersey pour les préserver. Il raconte ici avec humour cette aventure si particulière. Il fait bien sûr d'autres rencontres comme le propithèque de Cocquerel, le requin marteau avec qui il se retrouve nez à nez, mais aussi des canards et des tortues.
Gerald Durrel œuvrait pour la sauvegarde des espèces menacées et ses trois fondations continuent aujourd’hui son travail : "Les animaux, disait-il, sont la grande majorité mais ils ne votent pas et ne peuvent pas faire entendre leur voix. Ils ne peuvent survivre sans notre aide."
Le ton décalé humoristique est agréable, même si ce petit livre est moins jubilatoire que la trilogie de Corfou que je vous conseille vivement !